SUPERFICIEL

Bianca Argimon, Pierre Bendine-Boucar, Damien Caccia, Boris Chouvellon, Harald Fernagu, Pablo Grand Mourcel, Sophie Kitching, Emilie Brout & Maxime Marion, Arsene Prat, Frank Perrin, Shuck One, Martin Rahin, Mathieu Roquigny, Florent Testa, Stéphane Triandé⁠, Anne-Laure Wuillai

21 avril 2021 - 13 juin 2021 >> PROLONGATION << jusqu'au 20 juin.

Commissariat : Camille Frasca et Antoine Py

“L'accidentel, le superficiel et ses vives variations excitent, illuminent ce qu'il y a de plus profond et de constant dans une personne véritablement faite pour les hautes destinées spirituelles.” (Valéry, Variété II, 1929, p. 15).

L’exposition souhaite interroger la notion de superficialité chez des artistes contemporains issus de générations différentes.

Rester à la surface des choses, être incapable de s’intéresser à la réalité ou plutôt tenter de l’oublier, travailler vite fait bien fait, dans une période où le temps est plus que compté : l’attitude superficielle devient presque un paradigme, un enjeu, une attitude de survie. Parfois assumé, très souvent ignoré ou plutôt tû, le superficiel dans l’art est un moyen de détourner les regards pour mieux attaquer le vernis des idées. Mais qu’est-ce qu’être su- perficiel ?

 
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Du sens sans profondeur

Ce qui garantit que quelque chose fasse sens, ait du sens, ou prenne sens, ce n’est pas sa participation à une profondeur. L’ouvrage de Lewis Carroll, Alice au pays des Merveilles, est l’illustration de ce sens sans profondeur : après être tombée dans un trou et avoir suivi un lapin, changé de taille et participé à plusieurs rencontres sans queue ni tête, l'héroïne remonte à la surface et nous nous ne sommes pas plus avancés qu’au début de l’ouvrage, sur le sens à donner à l’épopée. C’est ce qui est fascinant. Nous avons vécu l’aventure ou plutôt la multitude d’aventures à ses côtés, nous avons cru y déceler parfois, si ce n’est une morale, du moins une leçon ; nous avons essayé de saisir le sens de certaines paroles ; nous avons identifié des logiques et des illogismes ; et pourtant, une fois remonté dans le champ de marguerites, tout est toujours aussi flou que lorsque nous lisions le premier chapitre. Lewis Carroll a réalisé une opération de renversement où le profond devient superficiel.

Délaisser la résolution des problèmes pour mieux s’en détacher, revêtir une armure pour ne plus se laisser atteindre, serait-ce une solution pour vivre plus simplement heureux ? Pourquoi poser des questions existentielles, quand on peut vivre dans un instant présent évident ? Les questions laissées en suspens par Alice, et par d’autres héroïnes littéraires, à l’instar d’Emma Bovary ou de Jeanne du roman Une vie de Guy de Maupassant, permettent de s’arrêter sur la matière enveloppante de la réalité.

L’exposition se concentre sur la première idée que l’on peut se faire d’une oeuvre. Le premier regard, celui qui nous séduit, nous attire. Cet aperçu pénètre en nous : c’est la phase d'incubation de l'œuvre et c’est à ce moment-là que la superficialité se développe en nous et met en branle le système de représentation que l’on se fait de la beauté. C’est beau, mais il y a quelque chose que je ne comprends pas, quelque chose que je ne capte pas entièrement, qui me dérange même, et provoque parfois une question : l’écran de télévision brisé de Damien Caccia nous renvoie à une image dévoyée, en sursaut, sans définition. L’envie d’aller explorer l’envers de l'œuvre nous prend. Elle répond au portrait “Hyacinthe”, réalisé à partir de colle traitée à la javel, matière abîmée par les agissements en surface de l’artiste. Cette distorsion de l’image, Arsène Prat l’opère également mais à une autre échelle, celle de l’installation, composant un décor à la manière d’un diorama où tout n’est que surface de projections, nous emmenant vers des lieux numériques infinis, autant de paysages virtuels à l’allure cinématographique. Le tondo de Mathieu Roquigny réalisé avec du papier WC pigmenté nous surprend : c’est si beau et c’est réalisé avec un truc aussi trivial ? On s'arrête à la surface et c’est tant mieux, parce que ça nous fait un peu réfléchir. Et cette proposition un peu punk nous emmène vers une contemplation simple, juste après la surprise de la matière : une émotion, une réaction, un étonnement et de nouveau, la beauté.

Superficiel politique

Chez Frank Perrin, une atteinte de la surface des images nous est proposée. L’artiste perce la matière de façon aléatoire mais maîtrisée, pied de nez à l’esthétique générale de notre société capitaliste. C’est notamment chez Nietzsche qu’on entrevoit ce genre d’attitudes, “comme dans un rêve, le moyen de fouler la terre, de l’effleurer, de danser et de ramener à la surface ce qui restait des monstres du fond et des figures du ciel.”

Le totem mystico footballistique de Pablo Grand Mourcel évoque forcément une iconographie connue et s’ancre dans notre rétine, en tant que la version pop d’une célébration sportive. Ses emblèmes proposent également une iconographie syncrétique, où se mêlent références mythologiques latines, orientales et extra-orientales, traitées de façon désacralisée. Plus loin, la forme inquiétante d’une cagoule à terre de Pierre Bendine Boucar et sa mise en scène photographique dramatisée nous mettent face à un constat : si l’on fait tomber le masque, que reste-t-il ? Y-a-t’il vraiment de la matière sous la surface ? Quelles sont nos attitudes superficielles ? Nous effleurons tous notre téléphone et oublions notre quotidien pour plonger dans les feeds Instagram de personnes que l’on ne connaît pas ou peu. Il s’agit là d’une action qui nous fait oublier le temps, et nous laissons ces fragments de vie défiler sous nos yeux, avec parfois un arrêt sur image : Emilie Brout et Maxime Marion capturent ce que notre pouce pourrait liker et jouent avec nos représentations en peignant directement sur l’écran. Le travail de l’image est chez eux à la limite de l'anthropologie et de l’absurde, et interroge notre identité sous les filtres du numérique. Boris Chouvellon propose lui des enjoliveurs en béton, criants d'inutilité, comme des artefacts archéologiques du futur, des traces trop tôt figées, ruines de matière contemporaine qui deviennent décoratives par la préciosité de la feuille d’or appliquée légèrement par endroit. Ces jeux de matières continuent avec Bianca Argimon : un objet violent - une batte - devient aussi fragile que les verres en cristal de nos grands-mères. L’artiste mystifie cet objet, déjà lourd de sens, en lui offrant une autre apparence et ainsi, une autre signification, hautement symbolique et cynique. De tels objets bruts nous amènent alors à questionner la surface murale au sens de couche superficielle, et c’est chez Shuck One, un artiste qui regarde et admire les grands maîtres de l’histoire de la peinture qu’un art longtemps décrié, celui du graffiti, s’exprime et nous permet de réfléchir sur les jeux de surface et de superficialité. Ses réalisations engagées utilisent la légèreté de la bombe aérosol pour venir caresser les toiles, les parois et les objets, et nous donner à voir un discours bien au-delà de la simple esthétique colorée et séduisante du street art.

« Le plus profond c’est la peau »

Paul Valéry disait dans L'Idée fixe (1934) : « Ce qu'il y a de plus profond en l'homme, c'est la peau. » Pour le poète, les potentiels hantent la surface des choses : les membranes, la peau, sont primordiales, elles mettent précisément en contact l’espace intérieur et l’espace extérieur. Le vivant vit à la limite de lui-même, sur sa limite, et la vie y existe de manière essentielle. Le superficiel est donc primordial. Confrontés à l'irréductibilité du vivant, bien au-delà de la seule question de l'apparence, les artistes d'aujourd'hui interrogent les conditions de visibilité et de présence de l'œuvre. Stéphane Triandé présente ici une pièce initialement prévue pour clore une résidence effectuée en 2020. A cause de la crise liée au Covid-19, l'œuvre a dû être repensée dans sa forme même, et entièrement démontée : l’artiste a alors choisi de littéralement disséquer sa pièce pour n’en montrer que des substances primaires issues de l’environnement naturel du lieu de création.

Les Dust Paintings de Sophie Kitching sont autant de poèmes dédiés à la surface des choses et aux résidus superficiels : l’artiste récupère les copeaux de matériaux trouvés dans son atelier, puis les agrège sur des feuilles de papier préalablement enduites de colle. Martin Rahin utilise a contrario une matière picturale épaisse, dont il recouvre la toile, à qui il fait subir diverses opérations : coulures, brûlures, entailles, autant de modifications de la surface qui entrent en jeu, et lui permettent d’évoquer de grands chefs-d’oeuvre classiques tels qu’un Titien ou un Tintoret. La photographie prise à l’Iphone vient insister sur l’image et le sens à lui donner, mais y-a-t-il vraiment un sens ? De l’eau bleutée dans un plexiglas parfait, de l’artiste Anne-Laure Wuillai, nous offre l’image d’une mer mise en boîte, balançant au gré des visiteurs ses reflets sur le sol, étonnamment minuscule et qui devient pourtant icône, évocation d’une immense partie de la surface de la terre, recouvrant toute matière. Enfin, Florent Testa étudie dans la nature les formes éphémères des choses et utilise les nouvelles technologies dont l’impression 3D pour explorer de multiples possibilités, cherchant à figer les surfaces et à enregistrer ces dessins passagers. Ici, la superficialité légère et créatrice prend sa source dans la recherche de formes plaisantes, étonnantes, rondes, naturelles, organiques. Elle constitue une sorte d’hommage à la beauté de l’environnement naturel et de ses multiples surfaces.

André Gide écrivait à la suite de Paul Valéry : « Dans le grand désastre du temps, c'est par la peau que les chefs-d'œuvre flottent. »

Camille Frasca et Antoine Py

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