PAR ANOMIE

BIANCA ARGIMóN

17 mai - 16 juin 2019
Vernissage : 16 mai à partir de 18:00

Commissariat : Camille Frasca et Antoine Py

L’exposition personnelle Par anomie présente un ensemble d’œuvres inédites de Bianca Argimón, artiste née en 1988.

« Le monde est un immense Narcisse en train de se penser. Où se penserait-il mieux que dans ses images ? Dans le cristal des fontaines, un geste trouble les images, un repos les restitue. Le monde reflété est la conquête du calme. » Gaston Bachelard

Le concept d'anomie forgé par Emile Durkheim est un des plus importants de la théorie sociologique. Il caractérise la situation où se trouvent des individus lorsque les règles sociales qui guident leurs conduites et leurs aspirations perdent leur pouvoir, sont incompatibles entre elles ou lorsque, minées par les changements sociaux, elles doivent céder la place à d'autres. Cet état d’anomie amène à des rejets sociétaux importants de la part des individus qui le vivent.

Bianca Argimón fait le constat d’une société actuelle en perpétuel changement, dans un état transitoire devenu permanent, recyclant les images aussi vite que les technologies se périment. L’accélération ainsi provoquée amène à un malaise général qui influe sur de nombreux champs aux répercussions plus ou moins violentes. Cette société au bord de l’implosion, comme en témoigne notre immédiate actualité, est pourtant aussi celle où tout devient ludique, où tout doit passer par le prisme d’une recherche du plaisir immédiat et d’une notion du bonheur aux contours très flous.

L’artiste porte ainsi une attention particulière aux circonstances physiques, morales et politiques du monde qui nous entoure : entre message d’alerte, état d’une crainte et volonté de propositions, avec une attitude tantôt révoltée tantôt utopiste, elle dresse le paysage de nos inquiétudes, en se penchant sur le monde comme elle se penche sur les images, articulant contemplation et désir d’action. Sa passion pour la nature humaine et pour la nature tout court rejoint son goût pour l’obscurité, dans une démarche innocemment annonciatrice de temps trop modernes, pervertis mais dans lesquels résident encore une certaine forme de jouissance.

Dans son travail, la conception esthétique de l’image dépasse tout courant ou école. Le fantastique se mêle au réel, et les représentations qu’elle nous propose ne se dégagent pas du monde mais s’y intègrent et l’envahissent pour y chercher du sens. Tentant de rendre visible les pulsions battantes de la société, avec une certaine fascination pour la violence et la bassesse, elle superpose les clefs de lecture, dans une simultanéité du dégoût et du désir, où la réalité est démembrée pour acquérir une ambivalence violente. Elle fait également appel à un réalisme magique, choisissant une figuration de dessinatrice, le fourmillement de détails permettant de donner le même rythme au vivant et à l’inanimé, remplissant ainsi la toile, le papier, la surface, de formes à la fois grouillantes et d’une précision inouïe. Réussissant une association antinomique et pourtant d’une efficacité redoutable, elle allie à la fois un hiératisme et une volupté dans sa technique et dans son trait, une ligne claire, des couleurs enfantines - du rouge, du vert, du jaune, du bleu - sur tous les types de supports : papier à dessin, son matériel de prédilection, mais aussi peinture sur bois et sur toile, et création d’objets.

Convoquant l’acuité de notre regard et notre goût pour la fiction et pour le jeu, il s’agit de chercher dans ses œuvres les multiples saynètes et à les associer – ou non - entre elles pour construire des récits si artificiels qu’ils en deviennent véritables : les statues néo-classiques d’un jardin à la française sont alors dotées de smartphones et ne posent que pour un selfie, une cabine “à la mode” propose un forfait pour se protéger des ondes, des animaux sont en train progressivement de s’effacer comme si le signal RSS était trop faible pour les émettre, une machine à distribuer des Likes devient le centre névralgique d’un dessin, un fleuve n’est pas fait d’eau mais de lignes de codes, tous les objets précieux sont en plastiques, les jeux les plus joués sont des jeux solitaires, et lorsque c’est un jeu de dames, c’est un affrontement entre limaces et escargots, l’aspirine est toujours dans nos poches pour nos yeux fatigués par les écrans, et des prêtres se rendent à une diffusion de la passion du Christ en réalité virtuelle.

Bianca Argimón va bien au-delà des scènes anecdotiques et des évocations de mythes ou de fantasmagories, elle mêle les époques en les réactualisant : des maîtres flamands, tels Jérôme Bosch et Brueghel, aux icônes de la technologie actuelle en passant par le romantisme noir du XIX siècle, il n’y a qu’un pas dans l’histoire des images de ses œuvres. La série « Melancholia » va bien au-delà de la référence à Albrecht Dürer, en mixant monde technologique et monde sacré, et donne à voir des symboles qui se multiplient et perdent leur sens premier : la pierre mythique n’est qu’un succédané réalisé par une imprimante 3D, la chimère qui porte la bannière est devenue un drone, l’ange de la mélancolie, flouté par des pixels, écrase du papier bulle pour tuer le temps, alors qu’un sablier cassé se répand sur sa veste, et dont les grains tombent dans un colis Amazon. Dans une autre œuvre, Blue Walz, une foule excitée d’humains et de squelettes entament une ronde dans un lieu qui semble avoir été Wall Street.

Bianca Argimon nous emporte avec elle, dans des histoires sans fin où les mots sont souvent des anglicismes, où il est beaucoup question de religion, d’argent et de narcissisme, et où tout se mord la queue, où tout est à la fois vanité, vacuité et trop-plein. Elle illustre et interroge ainsi les versions 4.0 de l’humanité : homo ludens / homme augmenté / humanité uploadée / humanité surchargée, que les sociologues et philosophes actuels tentent de définir, sans jamais parvenir à rattraper le temps et à actualiser une évolution inactualisable.

Bianca Argimón nous parle du temps qu’il fait chez nous, sur cette planète affolée, ce temps si politique où voir et représenter est déjà une manière d’agir.

Weltschemerz, crayons luminances sur papier Arches, 131 x 97 cm, 2019. - Courtesy of Bianca ARGIMON

Weltschemerz, crayons luminances sur papier Arches, 131 x 97 cm, 2019. - Courtesy of Bianca ARGIMON

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